"Orelsan : Le RAP en tant que sponsor des normes établies" -revue Prochoix

avocat Lyon  liberté expression rap

« Au-delà de l’homophobie : la pyramide des valeurs », ProChoix n°46, décembre 2008, pp. 79-94

Me Katia GUILLERMET, Me Guy NAGEL avocats à Lyon (mise à jour septembre 2009)

« J’te déteste, j’veux que tu crèves lentement / J’veux que tombes enceinte et que tu perdes l’enfant ». Petit extrait des paroles d’une chanson que la France a pu découvrir au début de cette année. La composition en question « Sale Pute » est signée d’un jeune rappeur de Caen, OrelSan, qui vient de sortir récemment son premier album. Rapidement cette chanson et quelques autres ont fait grincer des dents. OrelSan a tout d’abord déclenché l’ire de la version Internet de Têtu. En effet, la chanson « Changement » comporte des passages que le magazine a considéré comme homophobes. Le rappeur s’en défend d’une manière bien étrange par l’intermédiaire de son manager. Mais s’en défend tout de même. Puis ce fut au tour de la chanson « Sale Pute » de faire les frais de la critique. Ainsi Christine Albanel, alors ministre de la culture, déclarait le 27 mars dernier être « choquée et même révoltée par la chanson du rappeur OrelSan, « Sale Pute », apologie sordide de la brutalité envers les femmes, d’une cruauté inouïe ». Pour Valérie Letard, secrétaire d’état à la solidarité, « cette chanson […] appelle au viol, au meurtre et à l’incitation à la haine envers les femmes ». A l’opposé, Frédéric Mitterrand, le nouveau ministre de la culture, considère « cette polémique tout à fait ridicule. Orelsan exprime le dépit amoureux, avec des termes qui ne sont pas les [s]iens, [il] ne parle pas exactement la même langue, mais il a tout à fait le droit de l’exprimer », allant jusqu’à évoquer certains textes d’Arthur Rimbaud… Alors, « Sale Pute » provocation à la haine ou simple exercice douteux de la liberté d’expression ? Rappelons ce qu’écrivait Talleyrand : « tout ce qui est excessif est insignifiant ». La polémique autour de cette chanson a fait rage : que ce soit dans le milieu associatif, artistique comme politique, divisant parfois au sein d’une même famille de pensée ou d’idées. A première vue, les positions de part et d’autres des acteurs de la polémique sont louables : respect du lien social pour les détracteurs d’OrelSan, protection de la liberté d’expression pour ses partisans. Mais ne nous tromperions-nous pas de combat en l’espèce ? Le respect de l’égalité homme-femme, la condamnation des violences faites aux personnes, la lutte contre l’injure et la discrimination homophobes sont des buts ô combien louables mais à notre sens dévoyés dans la présente affaire. Nous l’avions vu à l’occasion d’une précédente publication, la liberté d’expression est la liberté cardinale de la République, celle qui est la condition sine qua non de l’exercice de toutes les autres libertés publiques. A ce titre, elle ne peut souffrir de limitations autres que celles spécialement prévues par les textes et justifiées par la protection d’un intérêt supérieur. Le respect de la dignité humaine en est un. Tout comme celui de l’ordre public. A l’exemple de l’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de Cassation dans l’affaire Vanneste, être blessé, même légitimement par des propos tenus publiquement, ne suffit pas à justifier une quelconque restriction à la liberté d’expression. Au-delà de ça et à l’inverse du cas précité, nous ne sommes pas dans la sphère des idées. L’affaire OrelSan permet donc une illustration bien plus précise de ce que la liberté d’expression permet ou ne permet pas. Là où les propos du député de la 10ème circonscription du Nord pouvaient donner lieu à réfutation, à débat, les paroles des chansons incriminées ne paraissent être qu’un exercice artistique dénué de toute production argumentaire, de toute idée. Il s’agit donc d’une affaire où la seule liberté d’expression est mise en cause. L’illustration la plus pure de ce que l’on peut dire ou ne pas dire. Ecrire ou ne pas écrire. Chanter ou ne pas chanter. Il conviendra dès lors, après avoir passé en revue les textes incriminés, d’analyser ceux-ci d’un point de vue relevant tant de la philosophie du droit que du droit lui-même, avant d’expliquer ce qui nous gène très exactement dans ces mêmes paroles. Car aussi déplaisantes qu’elles soient, à notre sens elles ne sont que les symptômes d’une maladie plus vaste : celle de la culture qui exclut.

L'art est aisé, la critique difficile et multiple

La parole doit être libre ou presque. Tout comme l’écrit. Il s’agit de la liberté par excellence, celle qui protège nos sociétés démocratiques de la tentation totalitaire. Or le proverbe dit juste : « la liberté des uns s’arrête là où commence celles des autres ». Ou presque. Nous ne connaissons, à l’exception de la liberté de pensée, aucune liberté absolue. Aucun texte ne réprime le pédophile qui ne vit pas son vice. Le raciste qui garde ses idées bien au chaud pour lui même ne commet nul délit. La pensée est absolue car elle ne peut être entravée. Pour les autres libertés, la loi pose tout de même des limites. Il peut s’agir de théories générales, à l’instar de l’abus de droit, de textes spéciaux (incriminant les propos ou écrits visant à nier l’existence des chambres à gaz ou à en minimiser à outrance la réalité par exemple) ou d’impératifs de gestion étatique (la notion d’ordre public, le respect de la dignité humaine, …). En somme, la liberté s’exprime au sein d’un cadre. Plus la liberté est souveraine, plus ce cadre est large. Maintenant, voyons quelle pourrait être la nature de ce que l’on reproche à OrelSan. Dans le suivi de la polémique, tant ses détracteurs que ses soutiens – de circonstance ou de longue date – ont invoqué différents textes de lois ou établi des parallèles plus ou moins fondés (avec la chanson Christina d’Anaïs ou avec les œuvres de Rimbaud). Si nombre des arguments avancés peuvent paraître pertinents, nous ne considérons pas pour autant qu’ils relèvent d’un même niveau de critique. Après tout, les chansons d’OrelSan, comme toute production de l’esprit au sens large, peuvent être la cible de plusieurs sortes de critiques. Elles peuvent d’abord être examinées par rapport à ce qu’elles nous évoquent : les trouve-t-on agréables ou non, bien orchestrées ou musicalement pauvres ? Egalement, en considération de notre adhésion ou non au message qu’elles contiennent. Est-on du même avis que ce qui y est développé ? Ou au contraire, les opinions exprimées par le chanteur nous insupportent-t-elles ? Enfin, doivent-elles pouvoir être diffusées ? Ou la censure doit-elle s’opérer au nom du corpus juridique en vigueur ? Ces quelques questions nous permettent de mettre en évidence les trois niveaux de critique : critique esthétique, critique des idées, critique de l’impact sur le lien social.

Le point de vue esthétique est le plus simple à juger : après tout, nous ne pouvons qu’exprimer un avis subjectif. La musique d’OrelSan sonne mal à l’oreille, les paroles sont vulgaires et sans style. Il s’agit du simple avis de l’auteur de ces lignes. D’autres pourront fournir une approche différente. Peut être plus circonstanciée, comme la presse spécialisée ou au contraire plus vive, plus épidermique, comme par exemple les fans du chanteur de Caen. Mais en l’espèce, nous ne possédons aucun critère fiable pour juger. Une interdiction fondée sur le seul critère esthétique est vouée à tomber dans l’écueil totalitariste. Seules les démocraties populaires et les républiques socialistes se sont essayées à proclamer l’existence d’un art officiel. Si OrelSan ne rentre dans aucun canon esthétique (au même titre par exemple que le dodécaphonisme de Schoenberg au début du siècle dernier), c’est son droit.

De la circulation des idées

Ici, le débat est déplacé au niveau de la sphère des idées. Nous ne sommes plus dans l’affect mais bel et bien dans le monde de la pensée. Prenons un exemple : Christian Vanneste a développé, dans des propos largement commentés, l’infériorité morale de l’homosexualité au regard de l’hétérosexualité. Il émet une opinion qu’il tente d’étayer, notamment dans son argumentaire en défense. Il échafaude une théorie qui peut emporter notre adhésion ou au contraire nous encourager à la réfuter. C’est ce à quoi nous nous sommes essayés dans un précédent article. Mais ce qu’il faut bien garder en tête, c’est qu’à ce stade de la critique, nous pouvons envisager de nous asseoir à côté du député de la 10ème circonscription du Nord et d’échanger avec lui des points de vue, des idées, des arguments en bonne intelligence, de manière à tenter de démontrer que sa position est fausse. Ou bien la notre. Ou les deux. Le débat d’idées peut être courtois et se doit d’être modéré. Nous pensons notamment aux correspondances polies que s’échangeaient Einstein et Bohr sur des points de physique théorique. En dépit de leur discorde idéologique, un même désir de vérité les animait. Bien entendu, nous convenons parfaitement que cette vision idyllique du débat d’idées n’est que rarement réelle. Ce n’est pas l’objet de cet article. En revanche, assis aux côtés d’OrelSan sur le point de savoir si ses paroles sont pertinentes ou si au contraire elles méritent réfutation, nous serions bien embêtés : l’entretien serait certainement poli mais il ne déboucherait sur absolument rien de satisfaisant. Non pas que nous fassions a priori un procès d’intention à OrelSan, mais il convient de noter que les paroles incriminées ne comportent ni message, ni morale, ni idée, ni quoi que ce soit relevant du niveau de la pensée. Là encore, la critique serait vaine… A la corde, il a pu être envisagé qu’OrelSan accomplissait par ses paroles une apologie des violences faites aux femmes. Relisant le texte de Sale Pute, nous ne voyons que du descriptif : certes violent, complaisant dans les mots, dénué de toute portée didactique ou de toute morale, mais rien n’indiquant que le personnage incarné par OrelSan dans le clip de la chanson représente une quelconque valeur que revendiquerait le rappeur. Au contraire, ses différentes explications depuis le début de la polémique semblent indiquer son mépris de ce genre de personnage. Ne faisons pas de procès d’intention. Statuons sur les pièces et accordons-lui le bénéfice du doute.

Le droit de la presse, police du vivre-ensemble

Dernier niveau de critique : celui qui a trait au lien social. Appelons le ainsi, faute de trouver un meilleur vocable. Cette critique peut se décomposer en deux aspects distincts : celle qui relève de la sphère privée et l’autre concernant la société en général. Le particulier et le collectif. A notre sens, c’est à ce niveau de critique que doit s’opérer le rôle de la loi. En effet, la réaction sur le plan esthétique ne peut être qu’un avis, celle ayant trait aux idées n’est rien d’autre qu’une réfutation ou une argumentation. Mais si le lien social est en cause, la loi dont le but est de préserver celui-ci doit intervenir. Nous l’avons vu, les limites en matière de liberté d’expression ont pour but de préserver la dignité humaine ou l’ordre public. Ces deux objectifs répondent pleinement à la définition de l’impératif catégorique kantien : on ne peut concevoir comme juste une société où il serait permis d’injurier autrui. Et pareillement, une société qui n’empêcherait pas des actes tels que la provocation au suicide ou l’appel à la haine serait vouée à s’effondrer sur elle-même. En cette matière, l’atteinte au particulier comme au collectif est de nature à amenuiser le lien social. Ainsi, la nature individuelle ou collective est indifférente quant à la nécessité impérieuse de réprimer ces atteintes. Laissant pour l’instant de côté les principes posés pour nous intéresser aux dispositions légales : il est deux infractions édictées par le droit de la presse qui illustrent à la perfection notre propos. Il s’agit d’une part de l’injure, d’autre part de la diffamation. La loi pose les définitions suivantes : « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure » et « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation ». La différence entre ces deux délits tient à l’existence ou non d’un contenu aux propos : si l’injure n’allègue rien à l’encontre de la victime de ce délit, la diffamation tend à imputer à la cible de celle-ci un certain comportement, une certaine qualité de nature à lui porter préjudice. Ainsi quand Michel Rocard accuse Jean-Marie Le Pen, à l’occasion d’une émission de télévision, d’avoir pratiqué la torture en Algérie, les propos de l’ancien premier ministre lui valent une citation à comparaître devant une chambre de la presse sur le fondement de la diffamation. En effet, dire de quelqu’un qu’il a pratiqué la torture est incontestablement une atteinte à l’honneur. De même, cette allégation est falsifiable au sens popperien du terme : nous pouvons tout à fait conceptualiser un moyen de la démontrer ou de la réfuter, indépendamment de l’existence de ces mêmes preuves. La différence entre l’injure et la diffamation tenant à l’existence d’imputations entraîne une distinction quant aux moyens de se défendre de telles qualifications pénales. Seule l’excuse de provocation peut être retenue s’agissant de l’injure, là où la diffamation connaît à la fois l’excuse de vérité et celle de bonne foi. La première permet à celui qui a dit des choses blessantes mais vraies d’en rapporter la preuve, sous quelques réserves portant notamment sur la vie privée qui ne peut être dévoilée. La bonne foi, quant à elle, permet de distinguer entre celui qui aura poursuivi un but louable (l’information légitime du public) de la personne qui cherche à nuire à autrui. Au fond la double excuse en matière de diffamation permet de juger les prévenus soit comme ayant porté atteinte au lien social, soit comme s’étant seulement trompés dans une quelconque recherche de la vérité (portant ainsi atteinte à l’impératif hypothétique réel tenant au monde des idées).

Généalogie de Picrochole

Cela n’est pas la première fois que le rap dérape. Et que les médias, les pouvoirs publics ou les associations s’en émeuvent. On croirait presque à un éternel recommencement des mêmes débats. Avec peu ou prou les mêmes arguments de part et d’autres. Liberté d’expression. Censure. Paroles dangereuses. Incitation à la haine. Les groupes Sniper et Ministère A.M.E.R. en avaient fait les frais par le passé. Alors la culture rap, homophobe, sexiste, violente ? Il ne s’agit pas ici de chroniquer ou d’analyser un mouvement musical complexe. Nous laisserons cette tâche à la presse spécialisée. Il conviendra juste de noter, à cet état de notre développement, qu’OrelSan n’est ni le premier, ni malheureusement le dernier à dépasser les limites… Nous garderons bien à l’esprit les paroles d’Admiral T, artiste guadeloupéen qui chantait en 2001 « Makomé » (PD), composition aux paroles autrement plus haineuses : « On est venu pour brûler les pédés qui restent près de l’hôtel de ville », « Tu peux en être sûr, ils ne s’en sortiront pas sans bobos », « Ce que je dis, c’est ce que je pense moi-même, je ne suis pas un menteur », « Si tuer les pédés, c’était du sexe, je serais un nympho », « Ils vont souffrir, souffrir, ils vont prendre du gaz, du gaz », « Au lieu de tirer au fusil sur ton frère, tire sur eux », « Ils vont cuire comme de l’eau dans un chauffe-eau », « Les pédés, c’est des cigarettes, brûlez-les comme des mégots ». Depuis, Admiral T ne joue plus cette chanson ou d’autres comportant des idées semblables et il s’est même fendu d’un communiqué de presse appelant à la tolérance et à l’amitié entre les personnes quelles que soient leurs « mœurs ». Au regard de la violence des paroles de la chanson incriminée, de l’absence de distanciation entre l’artiste et les paroles de « Makomé » – à l’inverse d’OrelSan qui peut prétendre incarner un personnage dans « Sale Pute » – nous pouvons douter du revirement de position d’Admiral T. Quoi qu’il en soit, l’objet de l’article n’est pas la vérité des âmes mais bel et bien l’analyse des textes. Au fond, savoir si Admiral T ou un autre chanteur est homophobe ou non, sexiste ou non, nous importe peu. Par ailleurs et de manière moins extrême, le mot « PD » revient assez souvent dans les paroles des chansons de rap. NTM par exemple s’en était expliqué en revendiquant qu’il s’agissait d’un jargon, au fond d’une simple insulte dépourvue de son sens homophobe premier. De là à en conclure que le rap est homophobe, il y a un pas que nous ne saurions franchir. Il convient de relever en revanche que ce genre d’expression semble être assez récurrent dans le milieu de la musique rap. S’agissant d’OrelSan maintenant, rien n’indique qu’il se reconnaisse dans les personnages, acteurs de ses compositions. Certes, dans « Sale Pute », la jeune fille infidèle du début parle bien qu’elle vient de recevoir « un mail d’Orel », mais cela nous semble bien mince pour en déduire que les actes du personnage de la chanson sont cautionnés par l’artiste. Les propos « homophobes » contenus dans la chanson « Changement » ne comportent aucune provocation à la haine, ne développent aucune discrimination, n’emportent nulle injure. Il s’agit de simples vocables, déconnectés au fond, de la moindre charge argumentaire ou intellectuelle : tout au plus, OrelSan rapporte le genre (« les mecs fashion », donc efféminés dans son mode de pensée) à l’orientation sexuelle (« sont plus pédés que la moyenne des phoques »). Est-ce injuriant ou diffamant pour autant ? Nous ne le pensons pas. Ainsi, OrelSan ne se serait rendu coupable d’aucune infraction pénale et aurait tout à fait le droit d’écrire ce qu’il écrit, aussi déplaisantes, aussi choquantes, aussi désagréables que soient ses paroles.

Bienvenue dans la Maison-des-Hommes

Nous empruntons ce concept à Daniel Welzer-Lang pour tenter d’élever un peu plus le débat. Au fond, le malaise qui peut nous saisir à l’écoute des œuvrettes d’OrelSan ne relève pas tant du sexisme ou de l’homophobie que de l’essentialisme. Le rappeur a eu à s’expliquer sur ces deux éléments et si ses justifications paraissent assez légères, il semble néanmoins que l’on ne puisse l’estampiller homophobe ou sexiste. Toujours au bénéfice du doute. D’ailleurs, comme avec Christine Boutin, nous ne cherchons pas une illusoire vérité de l’âme mais bel et bien, au regard des documents en notre possession, si ces derniers contiennent ou non des propos homophobes, discriminatoires ou en infraction avec une quelconque législation. Nous venons de le voir : il n’en est rien. Par ailleurs, vu l’absence de contenu argumentaire chez OrelSan, toute réfutation est impossible. Alors comment disqualifier quelque chose qui ne relève pas de la pensée ? Il nous reste seulement la critique esthétique mais nous avons décidé de l’écarter, n’éprouvant que peu d’intérêt pour l’exercice. Notre publication pourrait s’arrêter à la manière d’un dialogue platonicien aporétique, si ce n’était ce malaise persistant qui nous force à considérer « Sale Pute », « Joyeuse Saint-Valentin » et les autres textes d’OrelSan en cause d’une autre manière. Et si, le rappeur de Caen, dans ses textes, n’était pas un problème mais le simple symptôme d’un mal plus profond ? Pour revenir sur le précédent paragraphe, nous pensons que le rappeur de Caen dans ses textes commet une atteinte au lien social : en véhiculant l’image de la femme en tant qu’adultère qui ne mérite que de subir la violence, en utilisant l’injure homophobe – certes désinvestie de son caractère discriminatoire flagrant – OrelSan ne fait que perpétuer des schémas traditionnels de pensée. Après tout, dans l’univers imaginaire de cet auteur, l’infidèle doit être sévèrement corrigée, la femme devient la « meuf » tout juste bonne pour la sexualité, réduite à un statut d’objet de désir, celui de l’homme. Ce dernier, d’ailleurs, se doit d’être viril, pas efféminé, pas « fashion », au risque de subir l’estampillage de « PD » (tel qu’énoncé et scandé dans « Changement »). Les textes en cause contribuent à illustrer la hiérarchie des normes sociales dans son classicisme le plus pur : en somme, OrelSan, c’est le rap en tant que soutien à l’ordre symbolique en place. Il n’y a nulle critique dans ses œuvres, ces dernières n’allant qu’au soutien de l’hétérocentrisme ambiant, du sexisme culturel. Ainsi, les personnages d’OrelSan évoluent dans un monde ultranormé où tout est à sa place, tel le fameux garçon de café de Sartre qui se résume à sa fonction. On pourra nous rétorquer qu’il s’agit d’une œuvre de fiction, circonscrite qui plus est dans un format bref : les tourments de l’âme, la diversité et la complexité de l’homme ne pourraient donc être décrits comme ils le mériteraient. Soit. Mais était-ce, pour autant, une raison de ressasser les mêmes clichés nauséabonds encore et encore ? Certes dénués de toute charge morale ou pédagogique mais véhiculant tout de même une certaine vision de la société française. Alors oui, OrelSan est coupable. Non pas devant la loi civile ou pénale mais bel et bien en ce qu’il réduit des individus (la femme, l’homme, l’infidèle, l’homosexuel) à des stéréotypes auxquels ils ne peuvent que se conformer. Il est d’ailleurs significatif de relever que pour se défendre de l’accusation d’homophobie, le jeune rappeur par la voix de son manager explique qu’il est admiratif devant Freddie Mercury… Comme si la discrimination n’était qu’une affaire de goût pour tel ou tel auteur ou artiste, comme si l’homosexualité était définitivement liée à une personne célèbre. Réduisant par la même occasion cette dernière à son orientation sexuelle et niant, dans un second temps, la diversité des personnes à pratiques homosexuelles. Si la culpabilité ne fait aucune doute, il faut relever que ces faits ne tombent sous le coup d’aucune qualification pénale et, principe de légalité oblige, il n’y a nul délit sans texte. Certains pourront s’en désoler, néanmoins il convient de relever que l’existence d’une telle infraction (pour atteinte au lien social permettant le vivre-ensemble, pour réduction de l’individu à telle ou telle qualité réelle ou supposée) serait d’une hypocrisie extrême. Après tout cette hiérarchisation des normes ne se trouve-t-elle pas fixée dans des textes que nul ne songerait à attaquer en justice ? En quoi les propos d’OrelSan sont-ils plus violemment en faveur d’une discrimination quelconque envers les gays que le Lévitique de la Bible ? Cette dernière, avec le fameux verset de Saint Paul selon lequel « l’homme est le chef de la femme » n’organise-t-elle pas une inégalité homme-femme flagrante ? Certes le rappeur de Caen n’a pas l’excuse du style ni celui de l’historicité pour se défendre, mais sur le simple message véhiculé l’atteinte au lien social est de même nature. Pire même ! La loi civile a mis beaucoup de temps avant de réaliser un semblant d’égalité entre les deux sexes (la suppression de la puissance paternelle, la femme qui à une époque était, en quelque sorte, mineure ad vitam) et elle n’est toujours pas au point s’agissant des droits des personnes à pratiques homosexuelles. Qu’est ce qui est pire, scander « PD » dans une chanson et assimiler l’homosexuel au garçon efféminé (façon tous les homosexuels sont efféminés, la réciproque étant juste) ou avoir attendu jusqu’en 1982 pour harmoniser les âges des majorités sexuelles, jusque là différentes en fonction de l’orientation sexuelle de l’individu ? Si OrelSan ne chante pas que l’homosexualité est un fléau social, l’amendement Mirguet de 1962 consacrait une pareille ineptie. Est-ce que cela dédouane pour autant OrelSan de toute responsabilité ? Certes non. Mais quand la société elle-même organise la hiérarchie des sexualités peut-on réellement s’étonner de lire de pareilles choses ? Au fond, la responsabilité en la matière est collective. L’hétérocentrisme et le phallocentrisme passent d’abord par nos propres représentations des faits sociaux : les paroles d’OrelSan ne font que conforter ces mêmes préjugés. Dès lors, plutôt que de contester sa présence dans un festival de musique ou de faire en sorte que ses disques ne soient pas présents au sein d’une médiathèque, ne serait-il pas préférable de construire ? Construire l’avenir du vivre-ensemble en chassant les discriminations partout où elles se trouvent. Le conforter en faisant de la prévention contre les violences, en organisant des lignes d’écoute ou des groupes d’autosupport. Fustiger des chansons de rap peut être utile mais cela ne doit pas faire oublier que l’essentiel de l’action publique doit se situer à un autre niveau. Enfin, il semble urgent et essentiel d’inventer de nouvelles représentations : c’est l’exemple traditionnel du manuel scolaire… où l’homosexualité fait figure de grande absente ! A partir du moment où les seules représentations existantes sont celles du modèle dominant (patriarcal, hétérocentrique), comment s’étonner que la sphère culturelle puisse ponctuellement véhiculer les mêmes schémas de pensée ? Le véritable saut quantique dans la politique des normes sera effectué le jour où l’on mettra de façon indifférente un personnage homosexuel dont l’homosexualité n’est ni le thème de l’œuvre concernée ni même la caractérisation essentiel du protagoniste. En attendant, il est à parier que d’autres polémiques du même acabit voient le jour…

 

Publication ProChoix n°49, sept 2009, pp. 101 à 112 : « Orelsan, le rap en tant que sponsor des normes établies »